- CAS (MÉTHODE DES)
- CAS (MÉTHODE DES)La méthode des cas est une méthode qui fait usage, à diverses fins, d’exemples détaillés plutôt que de notions générales. Appliquée aux choses humaines – ce n’est pas une utilisation exclusive –, elle peut servir à constituer un dossier de malade, à étudier un quartier, un problème concret de gestion d’entreprises.La méthode des cas désigne à la fois (J. Gould et W. Kolb) une méthode pédagogique et ce qu’il y aurait lieu d’appeler la méthode monographique ou, mieux, la monographie (case study method ) soit en matière de recherche, soit dans la phase d’exploration liée aux travaux des praticiens (casework ); il s’agit dans ce dernier cas d’une démarche en principe scientifique, entreprise à titre principal ou auxiliaire, sous toutes les formes de l’enquête empirique, mais visant un objet particulier comme tel. Tout en soulignant ses relations avec la méthode scientifique, par méthode des cas on entendra ici essentiellement une méthode pédagogique. La méthode pédagogique peut d’autre part être comprise comme une démarche générale couvrant un système ouvert de procédés ou comme un procédé particulier, historiquement daté et situé: la méthode des cas telle qu’elle a été constituée à la Harvard Business School entre 1908 et 1920 (M. P. Mc Nair) et telle qu’elle tend à se diffuser, souvent affaiblie mais rarement renouvelée, dans le monde entier. Une expression aussi générale ne peut se borner au sens historique étroit que toute l’évolution ne cesse de mettre en cause. La méthode des cas de Harvard a été directement une transposition, aux enseignements de gestion, d’une pédagogie par la jurisprudence, traditionnellement appliquée en droit anglo-saxon, apparentée à la casuistique en morale (Rauh, 1903), à la clinique en médecine et en psychologie, à l’histoire appliquée en politique et stratégie, au pragmatisme en philosophie. Et, bien entendu, à la pédagogie active et expérientielle, opposée à la pédagogie discursive, de la Renaissance à Rousseau et Freinet (1967). Il pourra sembler paradoxal d’expliquer les méthodes de cas par une voie qui s’y oppose, au premier abord, de la façon la plus frontale: notre objet est en effet de «construire» assez abstraitement la méthode des cas, à partir d’un petit nombre de considérations théoriques destinées à en fournir une représentation synthétique.La méthode des cas ne peut en effet être comprise et jugée que dans toute son ampleur, bien au-delà du cas particulier de la formation à la gestion, encore que cette acception soit propre à faire ressortir son intérêt. La méthode des cas ne peut s’accommoder d’être exposée par la méthode des cas seulement, pas plus que n’importe quel autre objet de connaissance. Il n’existe pas de science, humaine ou autre, qui puisse se contenter d’être clinique. La démarche clinique ou casuistique n’est pas une pratique arbitrairement choisie par des partisans. C’est une composante inéluctable, sous les formes les plus diverses, de tout apprentissage, de toute acquisition de connaissances ou d’habiletés, transmises ou nouvelles. Mais ce n’est qu’une composante, parfois alpha, parfois omega, d’un alphabet qui seul permet l’intelligibilité de la parole.1. Méthode des cas et pédagogieForme de pédagogie activeLa méthode des cas est d’abord une forme particulière de pédagogie active, ou mieux de formation active – si l’on élimine le rapport d’adulte à enfant qu’évoque à contretemps le mot de pédagogie; en effet, comme souvent la pédagogie active, la méthode des cas s’est notamment développée au contact d’élèves réfractaires, en l’occurrence d’adultes. En cela, la méthode s’oppose à toute pédagogie qu’on pourrait appeler passive, dans laquelle les enseignés sont de simples récepteurs de données toutes faites fournies unilatéralement par un enseignant magistral. Centrée sur l’élève, avec exclusion du maître autoritaire, elle relève du principe de l’apprentissage par l’acte (learning by doing ) qui mobilise l’élève pour la récolte des données dans l’ordre des besoins. Elle se distingue en ce sens aussi bien de la méthode illustrative passive (fût-elle audiovisuelle) que des cours magistraux abstraits. Ce n’est pas seulement un enseignement par des exemples.C’est souvent, en effet, une pédagogie concrète. L’aspect actif de l’apprentissage peut revêtir un caractère concret, par exemple dans la méthode de Dienes (1964), où les concepts mathématiques sont incorporés (ou matérialisés) dans des réalisations multiples. Mais ce caractère concret n’est pas nécessaire ou intrinsèque. Les «exercices» formels n’ont pas toujours besoin d’être concrétisés et la pédagogie abstraite n’est pas nécessairement passive comme le pensent souvent les adeptes de la méthode des cas de Harvard et certains de leurs critiques. Dans un domaine naturellement abstrait, la concrétisation est un choix lié à des considérations particulières, celles de l’âge, du niveau atteint, et surtout celle-ci: que la véritable abstraction n’est pas une formulation symbolique déterminée, mais au contraire le contenu en lui-même informulable, commun à toutes les formulations particulières. Au fond, telle est bien la conception qui justifie une méthode des cas: le contenu utile à apprendre n’est pas telle formulation particulière de propositions abstraites dans un langage verbal ou mathématique, n’est pas non plus telle ou telle situation particulière dont on ne saurait se détacher; c’est ce qui est commun à ces différentes situations particulières, qui en constitue littéralement l’«essentiel»; il n’est lié par aucune des particularités annexes de chaque situation tout en n’ayant aucune réalité en dehors des ensembles individuels, dotés de particularités annexes.Ici, déjà, s’impose un choix supplémentaire qui n’était pas inéluctable; on pourrait penser que les formulations symboliques, verbales ou mathématiques sont, à côté des situations particulières, des représentations de l’essentiel de ces situations. De sorte qu’il y aurait deux domaines d’expression: celui des formulations et celui des «exemples», les unes et les autres pouvant être activement traités ou non.Dans la méthode «pure» des cas, on se refuse en fait à considérer le domaine des formulations comme une bonne représentation de l’essentiel des cas, ou comme une représentation pratiquement ou pédagogiquement importante. Selon cette conception, traiter ou vivre les cas particuliers est la seule façon d’aborder l’essentiel qui n’existe pas à l’état désincarné, et qui reste insaisissable abstraitement. Il s’agit là d’un clinicisme pur, toujours superficiel, car la formulation spéculative n’est jamais loin de ce monographisme.Type ou échantillonUne autre dimension de la méthode des cas réside dans le fait même qu’il y ait «cas» ou «exemple». On peut concevoir en effet que les cas soient représentatifs d’ensembles de situations qui peuvent être présumées infinies en nombre. Dès lors il y a deux conceptions possibles; ou bien on a le cas-spécimen typique, ou bien c’est un échantillon pris au hasard. Il est rare que ces conceptions soient pleinement conscientes dans la méthode des cas traditionnelle; il est toutefois inévitable qu’elles s’opposent; le cas typique est, en effet, celui qui tend à représenter non un ensemble de situations avec leur variabilité ou dispersion, mais des situations qui sont soit les plus fréquentes (modales ), soit les plus pures , généralement extrêmes et par là même fort instructives, quoique rares. Il suffirait alors d’étudier un très petit nombre de cas – et de façon plutôt très intensive – pour avoir une bonne représentation des éléments essentiels que l’on vise. En psychologie pratique, cette façon de voir s’exprime dans des notions comme «fait caractéristique» ou critical incident (Flanagan, 1949); l’«incident critique», selon Arbousse-Bastide (1963), évoque une situation ambiguë. Au contraire, si l’on considère le cas-échantillon , la valeur représentative est d’ordre statistique. Elle suppose que les cas proposés aux «étudiants» soient suffisamment nombreux et que les aspects accessoires et accidentels en soient éliminés ou centralisés par le nombre même des expériences effectuées et par le fait qu’elles seraient choisies au hasard.Du point de vue de la sélection ou de l’établissement des cas, les cas types devraient donc plutôt relever d’une construction systématique qui les définisse en fonction d’exigences profondes et qu’il suffirait d’«habiller» de façon plausible. Nous parlerons alors des cas construits , artificiels ou fabriqués.Au contraire, les cas-échantillons demanderaient plutôt que l’on prélève au hasard dans des ensembles de situations réelles. Ce seront plutôt des cas naturels ou choisis. Cependant, comme rien n’interdit de prendre les cas types dans le réel et de construire les cas échantillons avec des variations tirées au hasard mais artificielles, il n’y a pas de lien nécessaire ni effectif entre les deux critères que sont respectivement l’opposition type-échantillon et l’opposition construit-réel (ou artificiel-naturel). Les oppositions théoriquement évidentes classeraient les cas de Harvard parmi les cas types naturels «habillés» à partir d’enquêtes faites dans les entreprises (surtout, il est vrai, auprès des cadres supérieurs qui sont censés posséder l’essentiel de l’information). C’est un bureau de recherche qui fait les enquêtes; leur caractère monographique laisse apparaître la correspondance entre l’aspect pédagogique et l’aspect plus ou moins scientifique de la méthode des cas ainsi appliquée, et perfectible.Centration sur l’exploration du cas, expérimentationDans les procédés de formation assimilables à la méthode des cas, il faut distinguer ceux qui comportent de la part des «apprentis» soit principalement une exploration du cas comme problème à traiter et à résoudre (ou cas-problème ), soit seulement comme situation à considérer et examiner sous tous les angles. Ce sont les cas d’étude.Selon que le «dossier» du cas comporte toutes les données ou non pour la solution du problème, on a des cas complets ou incomplets . La méthode de l’incident de Pigors (1961) du Massachusetts Institute of Technology, qui consiste à présenter aux étudiants des films inachevés à compléter, est une forme de cas incomplet assez apte à simuler l’incertitude normale de l’action sociale.Dans un esprit voisin, des psychologues cliniciens ont réalisé des cas programmés dans lesquels les séquences d’événements biographiques sont découpées en événements élémentaires, de telle façon que pour chacun il faut prévoir le suivant (sur trois options).C’est un des rares procédés qui aient donné lieu à validation par contrôle du progrès de l’apprentissage et du transfert d’apprentissage de biographie en biographie (C. Dailey, 1963; R. Fancher, 1966).Dans les cas précédents, l’attitude des élèves ne comporte pas nécessairement une prise de rôles et surtout pas une répartition des rôles des apprentis à l’intérieur du cas, ni même un vigoureux engagement personnel de chacun. En somme, le seul rôle joué est celui du personnage qui aurait à résoudre le problème dans la réalité.Le cas peut être traité en situation individuelle ou collective. Traditionnellement, on souligne l’intérêt d’un groupe hétérogène de discussion et l’intérêt qu’il y a à insister moins sur la solution choisie que sur le débat. En fait, l’examen des suites hypothétiques et réelles de décision, la comparaison des réactions en situation individuelle et en situation collective pour ce qui est, par exemple, de la prise de risque (M. Zaleska, N. Kogan, 1968) sont ou pourraient être envisagés.Il est vrai que, dans la comparaison individuel/collectif, nous considérons pratiquement un procédé expérimental, avec usage d’un plan d’expérience, comme exercice dans la formation (R. Pagès, 1958). Aussi devrions-nous opposer le cas empirique au cas expérimental qui relève bel et bien de la méthode, tout en en brisant les traditions et en contestant le caractère purement casuel d’un «cas» bien analysé. De nombreuses démarches de type intermédiaire (B. Bass, 1965; R. Blake, 1968) abordent les problèmes de l’orientation expérimentale, notamment sous l’angle de la validation (B. Bass, 1966) non sans les difficultés propres à l’auto-expérimentation collective, elles-même remarquablement instructives: l’apprentissage de l’observation ne se passe guère de l’ascèse expérimentale ni de l’expérience vécue des illusions liées à son omission. Le vécu (expérientiel; en allemand, Erlebnis ) est capital. Mais le vécu expérimental n’est pas le moindre: c’est l’expérience de l’expérimentation.Centration sur le processusComparer le comportement solitaire au comportement collectif, mais aussi s’intéresser plus aux conduites qu’aux solutions particulières, c’est centrer l’intérêt sur le processus (cas-processus ) plutôt que sur l’étude elle-même. De façon très remarquable, le procédé de Harvard provoque délibérément le désarroi des élèves: il rompt les habitudes et surcharge les tâches. Toutefois, ici encore, la tradition ne va pas jusqu’au bout. Elle exploite les affects mobilisés sans les traiter eux-mêmes.Tout autre est le traitement des cas qui implique leur mise en œuvre soit sous forme directement vécue, soit par répartition des divers rôles propres aux personnages du cas.Citons d’abord la méthode de dramatisation des cas ou des cas joués ou mimés dans la ligne de J. L. Moreno (1954) ou L. Bradford - R. Lippitt (1946). Ici les méthodes peuvent varier du psychodrame – avec personnage central assisté d’acteurs auxiliaires – au sociodrame à protagonistes multiples. On suppose que la simulation ou le simulacre dramatique ont la vertu de renforcer l’implication des sujets et de leur procurer une expérience vécue multilatérale (du fait des permutations des rôles). Cette supposition est souvent justifiée, en particulier, semble-t-il, quand la taille du jeu, en nombre de personnes et en durée, renforce les sanctions et les rapproche d’une situation courante, en y ajoutant même une plus large scrutation entre les participants, dans des sites moins cloisonnés que les sites usuels.On considère parfois comme des formes particulières de la méthode des cas les expériences vécues dans des groupes constitués ad hoc et généralement sans enjeux extérieurs au groupe.C’est ainsi que le groupe de formation ou groupe de base (training-group , en abrégé T-group , mis en œuvre par les formateurs de l’école de Bethel, Maine, États-Unis d’Amérique) peut passer pour une source permanente de cas indéterminés dans le détail mais susceptibles de fournir matière à des exercices instructifs d’examen et de résolution (R. Pagès, 1959). C’est la forme particulière du cas strictement agi , alors que le type du cas dramatisé relève en partie du type exploré . Sous ses formes multiples, le groupe de base constitue non pas un cas dans son contenu, mais ce qu’on peut appeler un cas-schème , vide de contenu autre que de mettre en œuvre l’emprise analytique elle-même (Pagès, Lemoine, 1979), c’est-à-dire l’effet produit par les interprétations de l’analyste et les interanalyses des participants, qui s’en dégagent peu à peu. Le groupe de base, en suscitant des comportements et des structures relationnelles à forte implication, s’oppose par cette authenticité à toutes les méthodes de simulacre ou simulations, armées ou non. C’est pourquoi il est d’un maniement délicat, irréductible à la psychanalyse individuelle comme à la démarche expérimentale. Il présente cependant avec la psychanalyse individuelle des parties communes (Anzieu, 1968), au moins le transfert (entre analyste et participants) et les résistances à analyser. Avec l’expérimentation, il a cette propriété commune d’aller au pôle opposé au simulacre, et de mettre en jeu des conduites pleinement assumées, même dans la mise en œuvre éventuelle d’épisodes de jeu d’acteurs. Au surplus, l’expérience vécue de certains échecs et illusions spontanées de l’analyse clinique en groupe constitue une bonne introduction aux exigences de la démarche scientifique, donc de la pratique rationnellement éclairée. Enfin, l’affinement de la distinction authenticité/simulation, qui y constitue un des enjeux les plus fréquents, met en garde contre l’unilatéralité et l’insuffisance des explorations et formations par simulation, quel qu’en puisse être l’intérêt. Par ailleurs, la notion de cas-schème ou cas matriciel, qui ressort du procédé, en fait la nouveauté persistante après plusieurs décennies (depuis environ 1948).L’enrichissement par la prise en considération croissante de la communication non verbale marque une évolution importante des groupes de base sans en altérer par elle-même la nature. En revanche, l’atténuation qu’on y observe du rôle de l’emprise analytique s’éloigne du cas-schème, et correspond plutôt à une extension de l’expérience vécue comme telle ou de l’agi-vécu , éventuellement cathartique , ce qui tend à rapprocher le groupe de base des techniques dramatiques de Moreno. Ces techniques sont ambiguës, comme tout théâtre, en matière d’authenticité. C’était l’authenticité que visait Moreno, contre les «conserves» culturelles. Par ailleurs, le jeu d’acteurs peut être le simulacre même et l’exercice de la «comédie». Thème éminent de notre temps hanté par l’exigence des métamorphoses et le risque du cabotinage.Simulacres et jeux de formationParmi les méthodes de simulacre ou de simulation, certaines utilisent des équipements divers. C’est le cas des manœuvres militaires (Kriegspiel ). On peut alors parler de jeu armé ou équipé.Un changement important, quoique moins essentiel qu’il n’y paraît, se produit quand intervient la machinerie mathématique. Ainsi, à première vue et dans le domaine classique, la distinction spécimen-échantillon peut paraître arbitraire et académique. Elle ne l’est pas du tout depuis que le tirage au hasard de certaines propriétés d’un cas en est un élément capital et que les moyens existent de faire ce tirage de façon systématique et massive. Il en est ainsi depuis que la construction des cas et leur mise en œuvre pédagogique peut faire usage d’ordinateurs.Les jeux d’entreprise (A. Kaufmann, R. Faure, A. Le Garff, 1960) ou les jeux militaires diplomatiques, politiques (comme toutes les méthodes de simulation à objectif pédagogique ou scientifique) ne sont pas autre chose en effet que des développements techniques de la méthode des cas, qui permettent d’en expliciter certaines capacités et de la diversifier mieux que ne le pouvaient les procédés traditionnels. Ce sont les jeux de formation .Le jeu d’entreprise, en particulier, condense en quelques heures ou journées une longue suite d’années de gestion. Il peut intégrer tous les procédés d’implication (dramatisée ou non, Guetzkow, 1962) et d’analyse de processus (A. B. Wagner, 1965) ainsi que d’expérimentation (A. C. Hoggatt, 1959), y compris la formalisation mathématique. Grâce au temps réel informatique qui permet de renvoyer à des sujets des ripostes immédiates à leurs actions, d’après des programmes définis, il est possible d’affronter des hommes à des «robots» dotés d’un comportement caractéristique, dans des situations à variation fortuite ou délibérée, comme on le fait dans l’expérimentation psychosociale (E. Apfelbaum, 1968).Les enjeux atténués et l’implication personnelleIndépendamment de ses possibilités d’abréviation ou de miniaturisation, la méthode des cas, par le choix de situations typiques ou de situations échantillons, se distingue de l’autre mode fondamental d’apprentissage actif qu’est l’apprentissage sur le tas . En effet, ce que l’apprenti rencontre, sur le tas, dans un cadre particulier prédéterminé, ne comporte en général ni l’aspect typique ni l’aspect statistiquement représentatif qui doivent favoriser une formation centrée sur l’essentiel. La formation «pratique» sur le tas crée les distorsions, les étroitesses et les rigidités «maison». Elle ne permet, en principe, de satisfaire ni à des exigences d’adaptation à l’événement ni à des exigences d’invention ou de décision dans la variabilité et l’incertitude.La réalité et l’importance des enjeux doivent être prises en considération dans plusieurs sens. Comme on l’a souvent fait remarquer (Alain, 1932), on n’apprend pas bien si l’on n’a pas le droit de se tromper, si l’on ne peut pas faire de «brouillon». Avec certains types d’enseignement programmé issu de Skinner (1958), l’erreur était si bien évitée à l’apprenti qu’on pouvait douter qu’il apprenne à apprendre et à agir. Dans l’action «pour de bon», l’erreur est trop coûteuse ou même rigoureusement proscrite: dès lors des conduites incertaines ne peuvent pas se développer, les hypothèses seraient trop risquées. L’apprenti est mis dans l’alternative de s’en tenir aux apprentissages déjà consolidés et de ne rien apprendre, ou de faire des essais et de compromettre le succès de l’action. Dans certains cas, comme l’apprentissage des situations non reproductibles, c’est-à-dire non réalisables à volonté (la guerre, les fléaux sociaux divers), il faut recourir à des situations de moindre enjeu ou d’enjeu faible.La situation de faible enjeu présente une difficulté capitale du point de vue didactique. Il est connu en effet que les hommes n’agissent pas de la même façon suivant l’importance de l’enjeu. Dans l’apprentissage des probabilités (quelles sont les chances d’apparition d’une lumière verte ou d’une lumière rouge dont l’allumage respectif est programmé suivant une proportion P/Q?) on constate le fait suivant: si P 礪 Q, la meilleure stratégie (maximale) consisterait à parier à tout coup en faveur de P; or la stratégie maximale est rarement réalisée; les sujets prédisent en général les lumières b et r dans une proportion voisine de P/Q. Mais la proportion des paris, P /Q , s’élève d’autant plus au-dessus de P/Q que la récompense attribuée aux bonnes prédictions s’accroît (S. Siegel, D. Goldstein, 1959). Il résulte de faits de cet ordre que l’apprentissage à blanc, sur cas fictifs ou simulation, gagne à ne pas annuler les enjeux et à jouer sur des enjeux atténués mais variés suivant les domaines ou les stades d’apprentissage. Les exercices gagnent probablement à être pratiqués à enjeux croissants avec le progrès de l’apprentissage. Il y aurait sans doute intérêt à observer en ce sens les jeux de négociation (cf. H. Touzard, 1977; C. Louche, 1977).Par sa nature même, la méthode des cas éclate en un grand nombre de variantes et c’est dans la richesse de ces variantes, non dans une orthodoxie arbitraire, que réside sa puissance formatrice.Ainsi la faiblesse de l’implication personnelle ou collective résulte naturellement du caractère étranger (exogène) des cas soumis à des élèves pris individuellement ou en groupe. Les cas les plus stimulants sont certainement ceux qui surgissent dans l’expérience propre des sujets (endogènes), même si cette expérience ne comporte pas d’enjeux apparents très sérieux. On passe d’ailleurs des cas exogènes aux cas endogènes (G. Castore, 1950). Il faut distinguer l’importance de l’enjeu formel du degré d’implication, qui est un trait méthodologique d’importance croissante.2. Méthode des cas; technique et scienceCas et monographiesLa méthode des cas n’est pas isolée du point de vue pédagogique ou didactique. Elle ne l’est pas davantage du point de vue technique (pratique) et scientifique en général.Du point de vue pratique (celui des techniques ayant l’homme pour objet), elle se rapproche de la clinique ou du traitement des cas individuels (case-work ), c’est-à-dire de la consultation.Ce rapprochement n’est d’ailleurs pas fortuit, car toute technique appliquée à une situation réelle porte sur des mécanismes complexes et multiples, à l’interférence de plusieurs domaines de connaissance. Rien là de particulier aux techniques humaines. C’est vrai en zootechnie et en mécanique. Si la recherche technique développée ou la recherche fondamentale tendent à spécialiser leurs objets et à les constituer en systèmes cohérents bien ordonnés, toute application réelle exige la mobilisation d’un savoir et d’un savoir-faire pluridisciplinaires. La pratique «décloisonne» de la sorte les spécialités et les contraint à s’articuler entre elles, en cassant les structures des différents «corps de connaissances».La méthode des cas par son orientation générale est donc adaptée à la formation des praticiens, encore qu’elle ne fasse à cet égard que reprendre certaines propriétés de la pédagogie des centres d’intérêt.Est-ce là toutefois une spécialisation obligatoire? Faut-il opposer la formation du type casuistique (en évoquant le caractère concret et illustratif de la jurisprudence) à une méthode scientifique de formation et de recherche? N’y a-t-il pas des méthodes de la recherche scientifique à objectifs théoriques avec laquelle la méthode des cas présente des affinités?Il semble bien qu’il en soit ainsi. Les sciences humaines, tout particulièrement, sont souvent restées au niveau atteint à travers leur abandon de l’apriorisme philosophique en faveur de l’empirisme. Elles font une place très importante, sous diverses dénominations, soit à la méthode clinique entendue scientifiquement (D. Lagache, 1949), soit à la monographie (Thomas, Znaniecki, 1927). Au fond, le terme «clinique», comme le terme «monographie», si longtemps appliqué en français aux études biographiques, historiques, géographiques ou sociales (Le Play, 1862) ne diffère pas sensiblement de ce que les Anglo-Saxons appellent case-study (H. W. Odum, K. Jocher, 1929, W. Healy, 1915) et les Grecs anciens «histoire», c’est-à-dire discours descriptif. Dans ces démarches, il s’agit d’études visant un objet, phénomène ou secteur découpé dans la réalité observable sans en être proprement abstrait. La tâche principale est alors de considérer des objets, que la représentation usuelle isole «naturellement» de leur fond ou de leur contexte, suivant un cadre ou des frontières suffisamment visibles dans l’expérience immédiate. L’objet «clinique» (le «cas») est décrit autant que possible comme une «totalité», avec un désir d’exhaustivité utopique mais insistant. Les traits qui sont mis en relief dans ce type d’objet, la théorisation de sa description, notamment sous la forme de schémas types, ne sont pas rattachés à l’objet décrit ou observé par des liens de correspondance biunivoque contrôlée. Le lien est plutôt celui d’une familiarité, généralement longue, du chercheur avec la catégorie d’objets considérés et avec l’objet lui-même. Cette familiarité est assez voisine de celle que peut acquérir un praticien. D’autre part, l’attitude peut se développer et se muer en méthode (G. W. Allport, 1942; J. Dollard, 1935) ou théorie (S. Freud).Il s’en faut donc que la monographie ainsi entendue soit forcément centrée sur l’objet particulier. Elle peut constituer une démarche préalable à la mise en relief des variables importantes dans l’étude d’un certain ordre de phénomènes, une introduction à la démarche d’abstraction et de contrôle rigoureux d’hypothèses sélectionnées. Elle peut être tout cela, à condition de ne pas chercher à se suffire à elle-même et d’accepter d’être un facteur particulier d’un processus de recherche animé par des apports hétérogènes en interaction.Maniée au niveau purement intuitif et avec une conceptualisation faiblement formalisée (surtout verbale), la monographie proprement dite est directement au service d’une pratique (psychothérapie, sociothérapie, techniques sociales diverses comme l’aménagement du territoire...). On tend souvent à superposer à la monographie ou à lui substituer une recherche opérationnelle qui en conserve ou en accentue le caractère interdisciplinaire. Avec ou sans modèles théoriques mathématisés de caractère très général, mais toujours avec la possibilité d’insérer dans l’étude de nombreux événements aléatoires ou à l’état brut, la simulation sur ordinateur ressemble, dans le domaine théorique, à ce que sont les jeux formateurs dans le domaine didactique.Dans tous ces domaines, le but principalement visé est la reproduction, au moins approchée, de situations concrètes réelles hautement complexes et (souvent) l’étude des conditions d’intervention à l’intérieur de ces mêmes situations.L’équilibre des formationsDu point de vue scientifique, s’il semble bien exact que l’étude des situations concrètes et même des problèmes pratiques stimule la conceptualisation et la recherche comme l’apprentissage, il reste que ce stimulant n’est qu’un élément d’un couple culturel indissociable. La science ne se développe que dans la mesure où des recherches théoriques simplificatrices et plus ou moins formalisatrices confrontent, aux situations concrètes devenues terrain d’expérimentation, des univers artificiels qui sont autant de filtres sélecteurs. À défaut de filtres suffisamment puissants et élaborés, les «cas» ne fournissent pas spontanément leurs propres conditions d’intelligibilité. L’esprit ne se reconnaît et ne devient capable de créer des structures cohérentes que s’il agit sur des objets suffisamment raréfiés.Si la méthode des cas suppose et développe une agilité intuitive dans le «débrouillage» et le maniement des phénomènes complexes, elle ne garantit pas – même directement – la constitution de filtres théoriques susceptibles d’accélérer et de faciliter les analyses. Dans la mesure où elle tendrait à récuser les formulations abstraites et même les formalisations, elle n’encouragerait pas à développer les capacités de conceptualisation et de formalisation dans l’enseignement. Or l’enseignement théorique n’est de soi ni magistral ni directement abstrait! Au contraire, la formation à la recherche doit prendre essentiellement la forme de chantiers de recherche – qui sont, en un sens, des «cas» – où des conseillers travaillent en commun avec des élèves. Cet enseignement a pour but d’aboutir à des démarches du type hypothético-déductif, constructif ou axiomatique, qui permettent une sûreté et une exhaustivité véritables, une transparence et une économie de pensée qui ne peuvent être atteintes autrement.Les sciences humaines en développement sont de moins en moins une compilation de faits et de «chiffres»; elles sont de plus en plus des structures logiques complexes qu’on ne peut aborder uniquement par les index et les «lectures prescrites» de la Business School. La formation empiriste correspond à un état de la science qui ignorait la jonction rigoureuse entre concepts ou modèles et ensembles d’observations expérimentales ou systématiques.Toute formation (à la médecine comme à la logique) qui ne prépare pas le praticien au recyclage et à l’information scientifique est périmée, aussi brillamment et dynamiquement «clinique», «concrète», ou «pratique» qu’elle soit. «Les affaires ont besoin d’hommes et non de cerveaux», conclut un jour vigoureusement D. Boucharlat (1961). En fait, il préconise un entraînement vigoureux à la compétition entre cadres plutôt qu’une formation à la psychologie sociale des groupes, qui pourrait poser le problème des structures et des objectifs (ou des politiques) de gestion concernant l’organisation elle-même et son contexte. Pour rejeter la conception purement empirico-volontariste de cadres ou praticiens décérébrés, point n’est besoin d’opposer la formation «psychologique» donnée par Harvard au développement d’une «science exacte» de l’administration des affaires. La formation clinique, en psychologie sociale, n’est qu’une introduction aux sciences du comportement et à leur application. Les vrais «cas» ouvriraient aussi bien sur les sciences liées à la pratique que sur la pratique elle-même. Telle paraît bien être l’orientation des principaux instituts américains de technologie (Carnegie, Massachusetts Institutes). Ils ne se contentent plus, depuis longtemps, d’une formation au raisonnement par analogie, même sensibilisé aux différences.Ainsi les vertus proprement scientifiques ne devraient pas être étrangères à un praticien quel qu’il soit. Ce sont elles qui lui permettraient d’alterner et d’articuler des phases d’analyse systématique avec des phases d’inspection synthétique du concret. Ce sont elles qui lui permettraient de communiquer effectivement avec les démarches scientifiques vivantes, seules garantes des perspectives longues, et des contrôles précis.Quelles qu’en soient les modalités, la méthode des cas devrait être systématiquement équilibrée par un enseignement théorique et expérimental actif qui, bien que lui étant apparenté pédagogiquement, développerait une démarche foncièrement complémentaire. L’apprentissage, à travers certains problèmes de recherche ou de quasi-recherche, pondérerait l’exercice clinique. Cette conclusion dit la raison pour laquelle il a paru utile de présenter la méthode des cas par le moyen d’une reconstruction relativement méthodique plutôt que par un récit descriptif: les véritables problèmes qui la concernent ne se posent que si l’on déborde la clinique de la gestion industrielle et ses tentations de mimétisme superficiel dans l’emprunt culturel aux bénéficiaires momentanés du succès. Pourvu que l’Université soit liée à la recherche, il n’est pas nécessairement souhaitable, malgré Boucharlat, que la préparation à l’administration des entreprises se fasse hors de l’Université, ce qui suppose que l’Université soit en elle-même.
Encyclopédie Universelle. 2012.